Retromania
Ceci ne reflète pas l'avis de Ludigaume mais uniquement celui de son auteur.
Il n'est absolument pas question de jeu de société dans le livre de Simon Reynolds, Retromania. La musique reste son objet principal, son centre de gravité. Pourtant, ce n'est pas le moindre des qualités de cet ouvrage que de nous tendre, à nous autres passionnés de jeux, un miroir aussi acéré que vaguement inquiétant. Et surtout de nous donner à penser certaines des tendances actuelles, en particulier celle qui voit depuis quelque temps l’émergence d'un engouement éditorial et public étonnant autour de la réédition de classiques du genre.
Certes, le phénomène n'est pas nouveau; mais, avec la dématérialisation, dont nous parlions auparavant, et l’émergence de kickstarter, il semble faire partie des éléments qui ont marqué profondément les dernières années. Alors qu'à un moment on a pu le penser moderne il semble bien que le secteur invente moins en ce moment qu'il ne recycle. Comme partout ailleurs. En filigrane, au fil de la lecture, on peut ainsi réaliser à quel point les jeux sont désormais inscrits dans les mêmes dynamiques que ce que l'auteur désigne comme "pop culture". Y compris ses pires travers, comme le "revival" et la tentation nostalgique.
Dans Rip it up, l'auteur prenait à rebours une théorie selon laquelle le punk aurait été une sorte de champ du cygne musical, les derniers feux, la fin de l'histoire avant le désert des années 80 et la renaissance des années 90 (grunge et techno). En prenant comme titre une - excellente - chanson d'Orange Juice, il montrait à quel point les années 80 furent riches et créatives, en tout cas dans le champ hétéroclite qu'il désigne comme "post punk" (Joy Division, Magazine, Orange Juice, etc.) Comment faire de la musique après les Sex Pistols ? "Déchires tout et recommences" est un début de réponse. Extrêmement documenté, érudit, passionné, le livre était en outre constamment irrigué par le fait qu'il s'agissait d'une musique avec laquelle l'auteur avait grandit. Indispensable, au même titre que bon nombre d'autres livres de la série ou que la collection dans laquelle est publiée Retromania (Attitudes, chez Le mot et le reste).

Extrait:
"Nous vivons dans une époque où la culture populaire est devenue obsédée par le rétro et avide de commémorations. Reformations de groupes, tournées de retrouvailles, albums hommages et coffrets, festivals anniversaires et interprétations en concert d’albums de légende: la musique d’hier se porte de mieux en mieux d’année en année. Se pourrait-il que le plus grand danger qui menace l’avenir de notre culture musicale provienne… de son passé? Cela peut paraître exagérément alarmiste. Mais le scénario que j’imagine est moins proche d’un cataclysme que d’un assèchement progressif. Voilà comment finit la pop, non pas dans une explosion, mais avec un coffret dont vous n’écoutez jamais le quatrième disque et un ticket hors de prix pour aller voir les Pixies ou Pavement jouer dans son intégralité l’album que vous écoutiez en boucle en première année d’université."

Il ajoute:
"Il fut un temps où le métabolisme de la pop débordait de vitalité et produisait des périodes résolument tournées vers l’avenir, comme les années soixante psychédéliques, les années soixante-dix et le post-punk, les années quatre-vingt et le hip-hop et les années quatre-vingt-dix et les raves. Les années deux mille ont une saveur différente. Tim Finney, critique de Pitchfork, remarque «l’étrange lenteur avec laquelle évolue cette décennie». Bien qu’elle fasse état de la dance music, à l’avant-garde de la culture pop tout au long des années quatre-vingt-dix et proposant une nouvelle sensation à chaque saison, l’observation de Finney s’applique tout autant à la musique populaire dans son ensemble. La sensation d’avancer s’estompait à mesure que s’écoulait la décennie. C’était comme si le temps lui-même se mettait à traîner des pieds, à la manière d’un fleuve formant des bras morts au fil de ses méandres."
Le principe n'est somme toute pas nouveau, et, pendant toute la dernière décennie, de nombreuses traductions-rééditions furent proposées. Par exemple, parallèlement à leurs propositions novatrices, les gammes Ystari + et Filosofia VIP ont depuis longtemps exploité ce créneau. Cependant, il semble clairement s'accentuer ces derniers temps. Il est d'ailleurs assez étonnant de constater que le mouvement revival qui porte, en musique sur des années antérieures, inaccessibles (les 50's, les 60's voire dernièrement les 80's), porte dans le cas du jeu sur des produits qui datent majoritairement du début des années 2000. Des choses extrêmement récentes.
Qu'on en juge: Goa (2002), Puerto Rico (2001), Serenessima (1997), El grande (1995), Catane deux joueurs (1999, puis 2006), Chinatown (1999) ou Tadsh Mahal (2000), Princes de Florence (2000) Descent (2005), Titan (2008), Evo (2001), Space Hulk (1999, Dream Factory (2000), Genoa (2001), Marchand du Moyen-Âge (1999) ont tous fait l'objet de rééditions ou de projets récents. Fief (1993), Blackbeard (1994), The Island (Survive: Escape from Atlantis, 1982), Risk Legacy (origine vers 1957), ainsi que le grand succès Sherlock Holmes Détective conseil (1985) feraient alors figure de grands ancêtres, de même que Dune (1979?) dont ont entend parler régulièrement. Autrement dit, nous sommes en présence de cycles très courts, de dix ans environ, pendant lesquels les jeux ont eu le temps à la fois de faire leur carrière, de se démoder, puis de gagner suffisamment d'aura pour revenir.

Notons cependant qu'à l'inverse du mouvement "retrogaming" qui traverse les jeux vidéos, les limitations techniques du passé (matériel, règles, longueur) semblent bien moins supportables et désirables. Ce qui est recherché et proposé est un passé "retravaillé", reformaté au goût du jour... aseptisé. Il est d'ailleurs possible que, dans un certain nombre de cas on y perde ce qui faisait la saveur des parties alors.
Dans le même moment, pourtant, des signes contradictoires apparaissent: le Studio Descartes n'est pas allé au delà de la ressortie de Evo. La réédition d'un classique aussi marquant(et donc potentiellement désirable) que Mare Nostrum semble tombée à l'eau. Et l'ordre des sorties est assez étonnant installant de drôles de hiérarchies commémoratives. Pourquoi lui plutôt que tel autre ? Il est parfois difficile de comprendre la logique qui soutient tout cela. On peut se demander d'ailleurs à qui sont destinés ces rééditions ? A des gens qui ont connu cette époque ? Ou a des gens qui n'en ont qu'entendu parler, arrivés (ou revenus) ultérieurement dans le loisir ? Est-ce, comme dans le cas des autres arts, ils donnent l'impression nous remettre en contact avec un âge d'or révolu ? Ou est-ce que, dans un contexte de surproduction ils possèdent une qualité rare: éprouvés, seraient-ils... rassurants ? C'est en tout cas une hypothèse assez plausible.

Glaçant. Non seulement on produit sans cesse du nouveau avec du vieux, mais l'avidité, la "manie" du consommateur ne cesse de croître. Et de passer de longues pages à réfléchir à la figure du collectionneur dont les vyniles encore sous cello, puis les disques durs externes bourrés à craquer, dessinent un écho à ces collections de jeux pléthoriques dont des pans entiers sont revendus à peine joués dans le seul but d'en acheter d'autres. Un processus sans fin, mortifère, dont une visite dans le forum occasion de Tric Trac donnera une idée de l'ampleur. Car, comme le pointe l'auteur, alors que le désir de collection n'était le fait que de quelques uns, les barrières franchies par la technologie nous a tous mués en collectionneurs avides. Les possibilités de collectionner, d'amasser, d'échanger ont explosé avec, d'une part, la dématérialisation de la musique et d'autres part l'internet. Dans le même temps, les distances abolies rendent possibles de nouveaux marchés de niche. Il en est différemment pour les jeux de société, puisque la caractère "physique" de l'objet impose certaines limitations. Cependant, il est indéniable que les rythmes, le nombre de publications ont augmenté. Qui plus est, le volume d'information à consommer est sans commune mesure avec ce qu'elle était au début de la décennie passée. Tout cela n'est certainement pas sans effet. Dans un passage saisissant, l'auteur s'attarde par exemple sur le fait que l'ennui a, selon lui, changé de nature. Dans son adolescence, nous dit il en substance, l'ennui était le fruit d'un manque, comme une "faim"; désormais l'ennui c'est comme une indigestion, le fait d'être en présence de plus de contenus qui ne font plus sens, qui ne produisent plus de désir.

"I am bored with board games. That's not entirely true, actually. I am bored with NEW games. I don't want to try every newfangled game that gets published by some fifteen-year-old with a Kickstarter account and a copy of Microsoft Word. I don't want to read convoluted 36-page rule books that would give migraines to normal men. I don't want to have to learn every game I've got every time I want to play. I just want to play the games I already have and enjoy them." [...] I got into this racket for free games. I wanted publishers to send me stuff so I could write about it, and get free games for my efforts. At this point, however, I don't want most of the free games that come to my house. And that is making me reconsider a lot of things. Like, why am I writing about games just to get free games when I don't want the free games? OK, maybe I'm only reconsidering that one thing."
Belle illustration de ce sentiment particulier, mélange de vacuité et de saturation, qui peut nous saisir parfois. On trouvera une version plus complète ici Il vient rappeler le dernier billet de Xavo rédigé sur ce site, il y a quelques années déjà.
- Et, tant qu'à avouer, je vous livre la playlist qui a accompagné l'écriture de cet article. Elle est assez éloquente: Rolling Stones, Fort Worth 78; Rolling Stones, Brussels affair 1973; Rolling Stones, "No expectation" et "Happy" sur Ladies and Gentlemen; Rolling Stones, Some Girls, bonus disc 2; Bob Dylan Tell Tale Signs, rare and unrealeased 1989-2006 (le dernier en date des Bootleg Series). Gun Club, Miami deluxe edition. Autrement dit: autant de très belles entreprises nostalgiques.

Lionel
Posté le 21 septembre 2012 18:54Réflexion très intéressante et ô combien vrai malheureusement. Joueur ou collectionneur que sommes nous devenus ?